Noces de poussière
Au village, un arbre s’était invité au chevet de l’église. Plus personne ne se souvenait qui de l’arbre ou de l’église était là en premier. Les bâtisseurs avaient peut-être refusé de l’abattre, vestige du vieux monde, l’arbre était sacré. Certains affirmaient qu’il avait atteint ses six cents ans. Leurs ancêtres se rassemblaient là depuis l’aube des temps. Les racines de l’arbre serpentaient loin sous la terre, arrimé aux roches de lave d’anciens volcans éteints, il avait proliféré, forcé les murs quand les hommes avaient détourné leurs regards. Au fil des siècles il devint une vraie attraction. Désormais, on visitait l’église, on n’y priait plus, on s’ébaubissait de cette force végétale qui contraignait le verre et la pierre. Lui seul retenait l’attention mais nul ne soupçonnait la rivière souterraine qui abreuvait ses racines et érodait les fondations du sanctuaire. Les hommes étaient faciles à distraire.
Alfred était le seul. Alfred connaissait la rivière, ses chemins secrets empruntés, coulée vagabonde, puissante, fiancée pressée de s’unir à l’océan. Chaque jour il traversait la place de l’église une fleur à la boutonnière fauchée au rebord d’une fenêtre et chaque jour il murmurait à l’arbre enchâssé dans sa geôle minérale d’inaudibles prières. Au contact de ses caresses les somptueuses ramures frémissaient. Humble, Alfred reconnaissait que l’intangible est force de Loi. Son âge vénérable le lui autorisait. Il voyait les murs sous la poussée s’effriter. Le jour où l’église s’effondrerait, l’arbre mourrait, emporté par la chute du clocher à son aplomb. Par contre, si l’arbre, la fierté du village, était abattu, le lacis des pierres, des racines et des branches était tel qu’une seule ramille coupée, les murs s’écrouleraient. Malgré les avertissements répétés d’Alfred, les hommes ne décidèrent de rien, que l’arbre et son église s’accommodent l’un de l’autre, que leur terrible union les sauve ou les détruise. La source, quant à elle, poursuivait son œuvre de sape, en silence.
Ce printemps, l’eau ruissela d’abondance et ne put s’échapper retenue par les fossés comblés, les chemins goudronnés d’asphalte, elle bouillonnait de colère sous leurs pieds. Fortifié de la manne généreuse, l’arbre crût tant que ses branches atteignirent le clocher. Le moindre rameau fraya son chemin, vrilla aux crochets des ardoises, les souleva. Seule la flèche et son glorieux coq contemplaient la plaine. Alfred suppliait l’arbre de contraindre sa nature. L’église vacillait, la porte regimbait sur les pavés disjoints et la pierre de l’autel se fendait de part en part. Sous les dalles, les racines s’affolaient, la cime tutoyait les étoiles. Du sommet des collines qui cernaient le village, on ne savait plus si l’on distinguait la flèche d’une église ou si un arbre géant accueillait en son sein la communauté. Désormais on venait de très loin l’admirer. Insouciants les hommes se faisaient boutiquiers, cafetiers, bonimenteurs. A la tombée de la nuit, ils communiaient sous les lampions de leurs étals dans l’allégresse des feuilles qui balayaient les cieux et déposaient à leurs pieds une pluie ininterrompue de pétales rose et blancs comme autant de pièces et billets. C’était là un autre mystère, les fleurs tombaient mais jamais l’arbre ne se dépouillait et les comptes en banque grossissaient.
Alfred rêva la chute de l’arbre, l’affaissement des voûtes séculaires de l’église. Il tenta encore les convaincre, on haussa les épaules, le traita de vieux fou, de rabat-joie, d’obscure Cassandre. Des sourires entendus on vira vite aux rebuffades, voire aux menaces pour qu’il cesse d’effrayer les visiteurs. Alors Alfred renonça, il n’épinglait plus de fleur au revers de sa veste de bleu, s’asseyait sur un banc à l’ombre des tilleuls, regardait l’œuvre de la nature s’accomplir. Peu à peu il s’effaça du regard et de la mémoire des hommes. Ils avaient toujours jalousé ce petit bonhomme joyeux qui morigénait les tueurs de couleuvres aux yeux d’or, les chasseurs de grives, le même qui recueillait les renards blessés, les chiens de chasse trop vieux pour lever le lapin, condamnés à un assassinat en règle derrière une grange à foin. Alfred n’était pas des leurs, il habitait une île éloignée du bourg, un territoire invisible et prodigue, une île de menthe liquide, d’églantiers fous, enserrée dans les bras de la rivière, dissimulée au tombeau des arbres pleureurs, une litière d’humus, d’algues vertes et bleues, éclaboussée de coquelicots, de lunes rousses en diable, de tournesols pleins comme des soleils, une conque magique, aux lèvres ourlées d’orties où volaient des papillons que ses filets démaillés laissaient filer. Les lignes de ses cannes à pêche entrelacées dans les arbres tissaient des nids douillets aux passereaux. Sur les grèves, les coques des œufs cailloux se fendillaient et les petits des oiseaux de passage fleurissaient comme autant de boutons d’aubépines. A la rivière il confiait ses bouteilles de vin qu’il dégustait au bord du crépuscule. Maintenant, il en était persuadé, elle allait les punir de l’avoir défiée.
Tout bascula à l’aube. A l’heure où les étoiles pâlissent, il y eût comme un grand cri. Ils se ruèrent hors leurs demeures, ne virent rien qu’un grand nuage rose sali de poussière grise. Le soleil se levait aux crêtes des collines et frappait les décombres de leur passé. Là où la veille encore ils s’émerveillaient, ils allaient verser beaucoup de larmes. De l’église et de l’arbre, il ne restait plus rien sinon un enchevêtrement de moellons, lianes, racines, écorces, vilains bras tordus vers ce ciel si paisible, indifférent à leur sort, ne bénissant pas ces terribles noces barbares, sans agapes, sans vin guilleret, sans allégresse.
Désormais, au centre du village que plus personne ne visite, coule une rivière. Loin des ponts écroulés ils lèvent leurs poings vengeurs mais impuissants. Alfred a disparu, à la pointe de l’étrave, dans une faille du temps, il vagabonde sur son île, sans ignorer la flèche du clocher de l’église plantée sur la berge. Son ombre s’étire loin quand le soleil bascule de l’autre côté du monde. Etrangement il entend toujours sonner le quart, la demie et l’heure d’un temps qui ne l’atteint plus. Combien de siècles pour revoir surgir des broussailles impénétrables l’arbre en célestes ramures ?