De l’utile à l’agréable…
Jacques Peron est un bonhomme de 57 ans. Un grassouillet, toujours le sourire aux lèvres, plein de bonne humeur et avec un léger penchant pour les levers de coude, lors des fins de journée. La semaine passée, un vendredi, Jacquot pour les intimes a tiré sa révérence au monde professionnel. Fini pour lui d’exercer le métier de carrossier chez Jourdan, le seul garagiste des environs. Après de bons et loyaux services, il avait décroché la quille.
« Enfin pas vraiment… », songe-t-il sans relâche depuis la fameuse soirée du pot de départ.
Lors de la cérémonie, son patron et ses collègues lui offraient un merveilleux présent pour sa retraite : une canne à pêche. LE modèle carbone X-trem 9 certifié attraper les carpes aussi facilement que les mouches. Information précise sur la publicité qu’il chérissait dans son vestiaire. L’utile à l’agréable selon lui pour tout professionnel de la pêche. Il rêvait d’en posséder une, en parlait tout le temps, même à sa Bernadette. Alors, imaginez sa tête à la vue du cadeau !
L’attention l’avait touché…
En rentrant chez lui, le pas un peu hagard après avoir enquillé toutes les tournées, de ce soir-là, la seule chose dont il se souvienne, c’est d’avoir découvert l’impensable : sa femme, « Bernie la chienlit » comme on la surnomme dans le village, l’avait quitté. Du jour au lendemain. Sans aucune lettre.
Sous le choc, incapable de se rappeler quoi que ce soit sur la possible, supposons-le, disparition de son épouse, personne ne s’en est plaint, pas même lui. Rien. À vrai dire, les ragots allaient déjà si bon train. L’évanouissement de « la vieille bique » dans les parages, sobriquet d’usage puisqu’on n’aimait pas la chieuse, soyons honnête : Jacquot aussi, tout le monde en parlait.
Cette femme était le diable incarné.
À l’église, « Bernie la criarde », était présentée comme la vociférante à tout bout de champ sur n’importe qui. Elle invectivait quiconque avec son registre garni des pires saloperies proférées par son clapet à injures. Acte bien malheureux pour une illuminée. Tout le monde le concédait : elle devait être malade et nécessitait d’être soignée. Une mouche l’avait peut-être piquée…
Par le passé, nombreux s’étaient demandé ce que Jacquot avait bien pu lui trouver pour s’accoquiner avec elle. Le manque de choix très certainement. Sa fidèle épouse glapissante, personne n’en avait voulu. Sauf lui. La mouise… À l’époque, lui, un brin timide, un chouia casanier pour les autres demoiselles, Jacques perdait à la danse de la farandole. Le prix du cadeau : récolter la Bernadette autour du cou. « C’est pas le bon type pour ce genre de femme », que l’on disait. Preuve en est aujourd’hui, sans se faire prier, elle avait déguerpi. Comme ça. Sans rien dire. Se faire la malle sans prévenir son dévoué mari, quelle incongrue !
Chacun ses vérités.
Même le maréchal des logis Lambert de la gendarmerie du coin affichait un soulagement de ne plus avoir à entendre parler d’elle. En mal bien évidemment. Nul besoin de parier son képi sur la raison de la fuite de l’autre folle. « Bon débarras oui ! », avait-il adressé à notre Jacquot.
Avec les gens de son espèce, les cinglées, tout est possible. On s’y attendait. Et puis, aucune main-courante n’avait été déposée pour alerter les autorités sur son absence. Jacquot avait juste haussé les épaules. « Le mauvais coup du sort », comme il pestait. Ça lui avait tiré une petite larme. L’émotion, que voulez-vous…
Une semaine après, notre bon gars reprenait ses vieilles habitudes, à leur rythme, tôt évidemment. Le pratiquant assidu depuis quoi ? Une bonne cinquantaine d’années maintenant, retournait vaquer sur les bords de l’étang qu’il connaît dans les moindres centimètres carrés. Ça faisait longtemps. Cruel manque d’un recueil imposé pour le deuil annoncé lorsque la passion vous éprend. Lui, il n’est pas un de ces pêcheurs du dimanche. Il ne mange jamais ses prises, préfère les attraper et les relâcher sous couvert de protéger la Nature. Elle qui a mis des siècles à se façonner, à se reproduire dans sa diversité. Jacquot la nourrit, la préserve et cultive sa faune environnante. Ses bons gros vers, il sait où les dénicher. Dans le village, tout le monde le confirme. Jacquot murmurerait aux branchies des poissons. Les enfants le disent. Tous l’ont déjà vu complimenter l’une de ses prises écaillées. Nul ne le contredit. Tous l’atteste. Pas plus tard que tout à l’heure, avec une belle carpe dans la main, il se confiait :
― Tu m’en as donné du fil à retordre, toi !
De son aveu de grand expérimenté, sa dernière capture, la plus farouche, elle ne bronchait plus pendant au bout de sa ligne après l’âpre lutte. Mais voilà, une fois la joute terminée, Jacquot l’a laissée repartir. Dans son sillage, une salve jetée d’une bonne grosse poignée de vers, en guise de remerciements.
Sur le chemin du retour, il arbore un sourire emprunt de fierté tel un vainqueur. D’un pas allant, il regagne son domicile, chargé comme une mule de tout son attirail. Ses accessoires. L’anse du seau en plastique tenue fermement. L’objet se balance nonchalamment. Il ne manquerait pas de le remplir à nouveau une fois chez lui, pour demain, pour ses amis les poissons. Ceux qu’il aime.
À peine rentré, il se dirige à la hâte vers la cave, là où il range tout son matériel. « Putain de renfermé ! », proteste-t-il. Après avoir allumé la lumière, il se saisit du manche de la truelle, son habituelle avec laquelle il creuse pour trouver ses vers. Ici, elle s’enfonce dans un amas difforme qui gît sur le sol. Au milieu de tissus de chair, de beaux petits vers blancs y gigotent. Une bonne poignée, juste le nécessaire qu’il place dans le seau de plastique blanc. Qu’importe l’odeur âcre agressant ses narines depuis quoi, une bonne semaine maintenant, Jacquot sourit. Il se délecte à dévisager le corps allongé qui lui fait face. Une fissure profonde au niveau du front a cisaillé le crâne de l’autre bonne femme. Avec le plus beau compliment adressé à celle qui lui a toujours pourri la vie, il lâche :
― Bernie, moi j’te le dis, j’avais ben raison. T’es appréciée des poissons !