Paul et moi
Au début, je me souviens, j’aimais le balancement. La berceuse que l’on ressent dans les poches d’un enfant de huit ans. Paul, c’est son prénom.
Il m’a trouvé dans une rue ; allez savoir comment j’ai pu atterrir sur ce jardin de bitume ! A l’heure où mes cousins commencent à se développer, je suis encore comme un poussin enfermé dans sa coquille. Patient, je fais ma vie dans la poche de Paul, avec ma taille embryonnaire. De temps en temps il me sort pour jouer aux billes, me lance en l’air et me rattrape au vol. Je vibre encore de cette sensation de vitesse ; du courant d’air que cela provoque autour de ma forme ovale. Je suis fier d’avoir accompagné la vie de ce petit garçon durant des mois. Un porte bonheur. Il me savait bienveillant pour lui, je le sentais bienveillant pour moi.
Un jour que ses parents l’emmènent sur un marché ligérien, il me fait tourner entre ses doigts, façon derviche tourneur. Me faisant tomber au pied d’une vieille dame, elle va lui expliquer qui je suis. Qui est son ami. Moi qui, grâce à l’absence de mot, de jugement, a détrôné toutes les âmes animales et humaines dans le coeur de ce petit être ; et lui me le rendant si bien, polissant ma peau, du bout de ses doigts maladroits d’enfant. La vieille femme dénonce ma nature, dit que je dois devenir un grand et bel arbre sous lequel il viendra embrasser ses fiancées. Je lui en veux énormément ! En quoi cela peut bien la déranger la relation entre un jeune garçon et une graine ? Le petit Paul passe alors deux jours à me dévisager, à se demander comme cette bille minuscule pourra lui permettre d’épater les jeunes filles, bientôt.
Un soir, alors que nous rentrons de l’école, Paul demande à son père de me planter dans le bois voisin. Sur les conseils de la dame du marché, choisir un emplacement arboré pour me protéger du vent et des faucheurs, mais suffisamment à l’écart d’eux pour trouver ma place. Elle a raison. Le fait d’être un peu à l’ombre des miens me forcera à grandir plus vite que la normale, puisqu’il me faudra aller chercher la lumière pour nourrir mes feuilles.
C’est une petite mort dans la vie d’une graine : l’enterrement est renaissance. En terre, avec l’humidité, le tégument se brisera pour laisser pousser une racine d’un côté, puis une tige de l’autre, qui deviendra un tronc.
Les premières semaines j’entends les pas de Paul se rapprocher, battre la terre depuis sa maison, puis le pas se fait moins pressant en s’approchant de l’endroit où il sait qu’il m’a planté. Je reconnais la chaleur de sa paume. Je le sens caresser la terre, mais il ne peut pas imaginer à quel point il me frustre, à quel point je voudrais retourner virevolter au creux de ses mains. Il me parle. Pour être honnête, quelques secondes les premiers jours… Et comme s’il savait le bien que cela me fait les secondes se transforment en minutes. La journée entière passe en revue ; je retrouve l’heureux statut de confident que j’avais cru perdre.
Un jour, moi, jeune pousse, je transperce la terre pour enfin atteindre la lumière et m’ouvrir. De cette transformation, dans les yeux de Paul, je deviens un véritable ami, plus personnifié que jamais. La relation, contre toute attente, devient de plus en plus forte. Les saisons passent et Paul ne manque pas un de nos rendez-vous. Chaque mois me voit grandir, pousser. Je vais le dépasser.
C’est à mes deux ans de plantation, ses dix ans, que nous atteignons la même taille. Pendant quelques semaines il peut me tenir dans ses bras, en accolade. Ses doigts frôlent mes branches fragiles, sans imaginer combien ce geste anodin est charnel sur ma jeune écorce.
Des années après les mots de la vieille dame du marché, Paul commence à venir me voir avec des jeunes filles. A s’adosser à mon tronc plutôt que le caresser. A cette période que quelque chose s’est brisé entre nous. Ses visites sont moins régulières, avant de devenir inexistantes.
Je me suis assoupi pendant presque vingt ans. Vingt ans à ne plus vivre les saisons, les premiers soleils chauds, quand la sève monte en moi pour faire exploser mes feuilles. Quand le froid glacé de la nuit fait s’enfouir toute mon énergie en terre. Une branche aussi grosse que vos bras se brise de moi, de tristesse, je suis fragile. Vingt ans à ne pas sentir une main m’aimer.
Ce jour de printemps, c’est avant tout sa voix que qu’il m’a semblé reconnaitre. Quand ses mains m’entourent je n’ai plus de doute. Paul. Il a changé, grandi, c’est devenu un homme. Il me dévisage de haut en bas, semble si fier de moi. Il raconte au petit garçon qui l’accompagne notre histoire. A quel point ce que l’on a partagé est impérissable. Quelle surprise de savoir qu’il n’a rien oublié. Puisqu’il ne m’a jamais donné de nom, je suis Monsieur Arbre. L’enfant semble enchanté de me connaitre. Il doit avoir l’âge qu’avait son père quand je l’ai connu. Paul dit la confiance que l’on peut avoir en moi ; qu’il m’a tout confié et que je ne l’ai jamais trahi. Je réponds par le mouvement de mes feuilles.
Toutes les années suivantes je revis de cette nouvelle amitié. Je me sens vivre à nouveau, mon bois est fort et mon écorce solide. J’ai souvent la visite, de l’un ou de l’autre. Pendant des années.
Un nouveau cycle sans visite me surprend. Je suis triste, mais ai envie de croire en eux.
L’enfant, dont la voix a mué depuis que je le connais, vient me voir avec une petite boite. Il vient se confier à moi, pleure, de nouveau comme un petit garçon qui manque de repère et vient chercher le réconfort d’un ami.
Son père est mort ; et lui vient réaliser une volonté confiée dans les dernières journées de son vivant. Les larmes aux yeux, il verse le contenu à mon pied, en repend sur mon écorce, dit que maintenant il ne m’appellera plus Monsieur Arbre, qu’il va revenir souvent me parler. Maintenant je m’appelle Paul.
Paul, tu ne pensais pas à tout cela en m’enfonçant dans la terre. Tu ne pensais pas à ce que je pouvais t’apporter, je n’avais aucune idée des sentiments que j’aurai pour toi. Rester après toi, ancré dans cette terre, et chérir tes proches du bruit de mes feuilles.
Paul, tant que je suis vivant, tu resteras immortel.